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Une première en Afrique de l’Ouest : inventaire aérien photographique de la grande faune du Parc national de la Comoé assisté par l’intelligence artificielle

21 novembre 2024

 

Les inventaires aériens de la grande faune en zone ouverte (de type savane) constituent l’une méthodes essentielles pour évaluer l’état de conservation des parcs nationaux et réserves naturelles. Ils permettent d’adapter les mesures de gestion en conséquence. Ces inventaires sont traditionnellement réalisés avec deux observateurs arrière embarqués à bord d’un avion de type CESSNA, en référence aux standards du programme « Monitoring the Illegal Killing of Elephants » (MIKE) de la « Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction » (CITES).

Figure 1 : Avion Cessna 206 utilisé pour l'inventaire de la grande faune mammalienne du Parc national de la Comoé en 2022 ©Xavier Vincke
Figure 2 : Equipe d’inventaire en 2022 avec au premier plan à droite le pilote, à gauche l’observateur avant indépendant ; au second plan les observateurs arrière gauche et droit ; au fond : la responsable inventaire aérien photographiqe © Alexis Peltier.

Bien que cette méthode ait été peaufinée depuis plus de 60 ans et très répandue en Afrique, elle présente quelques désavantages. On peut citer notamment le haut risque encouru par l’équipe de vol, les coûts élevés de la logistique et les imprécisions dans les observations de la faune.

Ces dernières années, de nombreux acteurs de la conservation ont démontré que les inventaires aériens photographiques pourraient constituer une alternative prometteuse avec notamment les gains de précision sur les estimations d’effectifs de la faune (Lamprey et al., 2020). Cependant, un défis majeur relatif à l’utilisation de cette technologie est le coût élevé de l’important effort humain lié au traitement manuel des photographies.

Afin de lever cette limitation en réduisant significativement le temps d’analyse des photographies aériennes, Gembloux Agro-Bio Tech (Université de Liège) a mis au point un algorithme (ou modèle) d’intelligence artificiel, nommé HerdNet. Cet algorithme, après son entraînement à la reconnaissance de chaque espèce, est capable de détecter et d’identifier automatiquement les animaux sur les photos prises lors des vols. Aviation Sans Frontières Belgique, au travers de son programme Conservation From the Sky, collabore étroitement avec cette université, depuis 2021 sur la mise au point d'une méthode d'inventaire aérien photographique assisté par cet algorithme. 

L'expérimentation sur le terrain a été menée lors de l’inventaire aérien de la grande faune du Parc national de la Comoé en 2022, réalisé par l’Office Ivoirien des Parcs et Réserves, dans le cadre du Projet de Protection de la Biodiversité du Parc national de la Comoé cofinancé par la KfW - Banque de Développement. Elle a permis de démontrer l'efficacité de cette méthode d’inventaire aérien photographique assisté par l'intelligence artificielle.

Le Parc national de la Comoé, en Côte d'Ivoire, qui s’étend sur plus de 11.148 km², est composé d’une mosaïque de savanes et de forêts. L’inventaire aérien de 2022 a couplé l’approche avec des observateurs embarqués et celle de la photographie aérienne. Ces deux méthodologies ayant couvert exactement les mêmes zones, il est possible de réaliser une comparaison entre les observations des deux méthodes.

Figure 3 : Appareil photo fixé au plexiglas de la vitre arrière (gauche) pour l’inventaire aérien photographique de 2022.

Le modèle HerdNet, préalablement entraîné sur des images d'Ouganda, a été utilisé pour accélérer le traitement de 148.239 photos d’inventaires. Une partie importante du travail a consisté à affiner l’entraînement du modèle pour les espèces de faune et l’environnement du Parc national de la Comoé. 

Les résultats de cette expérimentation ont fait l’objet d’une publication scientifique par Delplanque et al le 8 juin 2024 dans la revue Ecological Informatics, sous le thème «Will artificial intelligence revolutionize aerial surveys ? A first large-scale semi-automated survey of African wildlife using oblique imagery and deep learning ». En plus d’Alexandre Delplanque et Julie Linchant de l’Université de Liège Gembloux Agro-Bio Tech,  les Colonels KOUADIO Yao Roger et OUATTARA Amara, respectivement Directeur de Zone Nord-est et Responsable du Suivi écologique de la même Direction en charge du PNC et Xavier Vincke, Directeur des programmes d’Aviation Sans Frontières Belgique sont également co-auteurs de cet article. 

Publication scientifique dans la revue Ecological Informatics : Lien vers l'article

Cette expérimentation réalisée au niveau du Parc national de la Comoé en 2022 présente trois avantages de l’approche photographie aérienne avec Deep Learning :

  1. La réduction de 98% de l’effort humain lié au traitement manuel des photographies.
  2. L’amélioration significative de l’estimation de la population de certaines espèces animales comme les cobes de Buffon et les phacochères.
  3. L'amélioration de la précision dans les estimations de la population des espèces photographiées lors de l’inventaire.

1. Réduction de 98% de l’effort humain lié au traitement manuel des photographies

Figure 4 : Réduction de 98% de la charge de travail pour les inventaires aériens photographiques grâce à l’intelligence artificielle Deep Learning

Cette expérimentation a permis de relever le défi majeur de la méthode d’inventaire aérien photographique qui se veut, entre autres ‘‘caduque’’ : l’effort humain lié au traitement des photographies aériennes a été réduit de 98% grâce à l’utilisation du Deep Learning.

Le Deep Learning (DL), sous-catégorie de l’intelligence artificielle, utilise des réseaux neuronaux artificiels pour accomplir des tâches complexes (par exemple, détecter des animaux sur des images aériennes). Alors qu'auparavant, une équipe d'une dizaine de personnes était mobilisée pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, pour analyser toutes les photos de l'inventaire, cette tâche est désormais confiée à un seul observateur. Celui-ci se charge de superviser l’entrainement du modèle et de vérifier et corriger ses détections. Le processus est par ailleurs bien moins chronophage étant donné la bonne capacité du modèle à mettre de côté les images ne contenant pas d’animaux. Il est à noter que ce gain de temps de traitement est d’autant plus important que la densité de faune de l’aire protégée est basse.

2. Amélioration significative de l’estimation de la population de certaines espèces animales comme les cobes de Buffon  

Figure 5 : Augmentation de 241% des effectifs de cobes de Buffon (Kobus kob kob)

L'analyse statistique a révélé que les estimations de cette méthode d’inventaire aérien photographique assisté par l'intelligence artificielle étaient significativement plus élevées pour les espèces de petite taille comme les cobes de Buffon (Kobus kob kob) (+241%) et les phacochères (Phacochoerus africanus) (+163%) ; et comparables pour les autres espèces clés, en comparaison avec la méthode classique d’inventaire aérien avec observateurs embarqués.

Mis à part le fait que ces espèces sont de petite taille par rapport aux autres espèces ciblées, il faut savoir que leur comportement au passage de l’avion réduit considérablement la possibilité de les observer par l’équipe d’inventaire. Tandis que des espèces comme les bubales (Alcephalus buselphalus major), les buffles (Syncerus caffer brachyceros) ou les hippotragues (Hippotragus equinus koba) ont tendance à fuir au passage de l’avion, ce qui facilite leur observation, les cobes de Buffon et les phacochères ont tendance à rester immobiles.

Figure 6 : Comportement très différent des cobes de Buffon (en haut) et des buffles (en bas) au passage de l’avion ©Xavier Vincke.

3. Amélioration de la précision dans les estimations de la population des espèces photographiées lors de l’inventaire

Figure 7 : Réduction de l’intervalle de confiance avec l’approche photographie aérienne + Deep Learning.

Du fait de l’augmentation du nombre d’individus comptés et de nombres plus cohérents dans l’ensemble de la zone d’inventaire, les intervalles de confiance sont fortement réduits pour les cobes de Buffon et les phacochères, ce qui atteste d’une plus grande précision des estimations avec l’approche combinant photographique aérienne et Deep Learning.

Pespectives

Les avantages de cette innovation, par rapport aux inventaires traditionnels, avec observateurs embarqués, sont nombreux :

  • Gain de précision (identification de l’espèce et évaluation du nombre d’individus).
  • Gain économique, avec la possibilité de réaliser des inventaires aériens avec des ULM.
  • Gain en terme sécuritaire avec la possibilité de voler deux fois plus haut.

De nombreux parcs nationaux possèdent un ou plusieurs aéronefs Ultra Légers Motorisés (ULM) à deux places. En revanche, peu sont les parcs nationaux qui possèdent un avion de 4 ou 6 places.

Les ULM sont beaucoup plus économiques. Leur prix d’achat neuf est jusqu’à dix fois moins élevé qu’un avion 6 places de type Cessna 206. La maintenance des ULM est plus économique et le coût du carburant par heure de vol est cinq fois moindre que pour un Cessna 206.

L’approche combinant inventaire photographique et Deep Learning permet de réaliser des inventaires de manière efficace et économique, sans avoir besoin d’exposer des observateurs embarqués à des risques. L’utilisation de la photographie aérienne permet de voler à des altitudes plus élevées en équipant les appareils photo de plus grandes longueurs focales, ce qui améliore la sécurité des vols. De plus, les ULM peuvent être facilement dotés en parachutes, augmentant encore la sécurité du vol.

Coupler les appareils photo avec des stations inertielles (IMU), en plus des GPS, pour enregistrer en continu les variations de position de l’aéronef, est l’une des étapes cruciales en cours d’expérimentation. Ceci permet de projeter les images au sol, afin d’obtenir des estimations de surface échantillonnées plus précises et de pallier, notamment, à la moindre stabilité en vol des ULM par rapport aux avions.

Figure 8 : Le pilote de l’OIPR, LCL. KISSI D’andous aux commandes de l’ULM Bat Hawk du Parc national de la Comoé, inventaire aérien des hippopotames du PNC de 2024 ©Alexis Peltier.

Conclusion

Cette approche novatrice combinant inventaires photographiques et intelligence artificielle permet d'avoir des estimations d'effectifs de faune plus fiables et donc d'adapter au mieux la gestion de l'aire protégée concernée pour la sauvegarde de ce patrimoine.

La valorisation des ULM, au coût de fonctionnement réduit, permettra également d'augmenter la fréquence des inventaires pour améliorer encore la conservation de la faune sauvage.

Un parc national à la faune abondante est la garantie d'un développement touristique permettant de générer des retombées économiques conséquentes, au profit des communautés riveraines du Parc. Cette amélioration du niveau de vie permet d'augmenter l'implication des communautés dans la sauvegarde des ressources naturelles.

Remerciements

Nous souhaitons exprimer notre profonde gratitude aux autorités de la Côte d’Ivoire pour leur soutien qui a rendu possible la réalisation de ces inventaires dans le Parc national de la Comoé. Nous remercions plus particulièrement le Ministère de l’Environnement et du Développement Durable ainsi que l’Office Ivoirien des Parcs et Réserves (OIPR), et en particulier la Direction de la Zone Nord-Est (DZNE), pour leur appui administratif et technique sur le terrain. Nous exprimons également notre reconnaissance au Ministère en charge de l’Aviation Civile.

Nos remerciements vont tout spécialement au Conservateur Général TONDOSSAMA Adama, Directeur Général de l’OIPR, et au Colonel KOUADIO Yao Roger, Directeur de la Zone Nord-Est de l’OIPR et chef du projet de conservation de la biodiversité du Parc national de la Comoé. Nous tenons à exprimer notre gratitude à M. Amara OUATTARA, Responsable du suivi écologique et SIG du Parc national de la Comoé, pour sa disponibilité et son rôle de coordonnateur au sol du projet.

Nous adressons également nos remerciements à l’équipe de AHT Group en Allemagne et en Côte d’Ivoire, notamment à M. Matteo CANTORO pour son aide précieuse et son appui technique et administratif indispensable au bon déroulement des opérations d’inventaire et à M. Eric VERCAUTEREN pour son appui dans la prestation actuelle d’Aviation Sans Frontières ayant permis la finalisation des analyses et du rapport.

Nous exprimons notre reconnaissance à Gembloux Agro-Bio Tech et en particulier au Professeur LEJEUNE Philippe et à DELPLANQUE Alexandre pour son important travail sur le traitement des données photographiques et l’affinage de l’entrainement de l’algorithme de comptage. Tous les stagiaires de l’université de Liège Gembloux Agro-Bio Tech qui ont pris part à ce travail, comme Loïc EISENDRATH sont également chaleureusement remerciés.

Merci Jean-Pierre D’HUART pour avoir suscité cette collaboration passionnante entre l’OIPR, Aviation Sans Frontières et l’Université de Liège Gembloux Agro-Bio Tech.

Nous exprimons notre reconnaissance à Mlle Julie LINCHANT, experte indépendante en inventaires aériens de faune, pour l’organisation des inventaires, l’acquisition des données de l’inventaire photographique, l’assistance de l’observateur principal, ainsi que pour la rédaction des différents rapports qui ont permis la rédaction du présent rapport.

Nous remercions également les personnes suivantes pour leur contribution essentielle à la réalisation de ces inventaires :

  • Alexis PELTIER, pilote et propriétaire de l’avion spécialement équipé pour les inventaires de faune et pilote de l’opération, avec plus de 40 inventaires de faune à son actif. Alexis a voyagé depuis Nairobi avec son avion immatriculé au Kenya.
  • Amara OUATTARA, responsable suivi écologique du PNC.
  • Nounifou SABDANO, observateur principal avant, responsable de la collecte et de l’analyse des données de l’inventaire.
  • AYEBY Théophile, membre de l’OIPR, observateur arrière gauche.
  • KOFFI KOUASSI Yves Constant, membre de l’OIPR, observateur arrière droit.
  • AMONAN BODA Hyacinthe, membre de l’OIPR, observateur arrière suppléant.

M. Moustapha DIABY de l’Aéroclub d’Abidjan, qui a apporté un soutien crucial durant le processus administratif et logistique, est chaleureusement remercié.

Nous remercions l’Uganda Conservation Foundation (UCF), le Dr. Richard LAMPREY, et une fois de plus Alexandre DELPLANQUE pour l’utilisation de leur modèle de détection de faune, développé en 2022 grâce aux données récoltées lors de l’inventaire photographique. Ce modèle a été entraîné sur des images aériennes obliques de la Queen Elizabeth Protected Area (Ouganda), acquises en septembre 2018 et dont l’inventaire aérien a été financé par l’UCF.

Merci pour son appui technique à Howard FREDERICK, Biologiste de la Conservation, spécialiste en inventaires aériens, Research Associate, Tanzania Wildlife Research Institute PhD candidate at Groeningen University.

Merci à Terry Pappas - Managing Director Micro Aviation S.A. – pour ses conseils judicieux pour la réalisations d’inventaires photographiques en ULM Bat Hawk.

Merci au pilote Stéphane Carré pour sa participations aux tests d’inventaires aériens en ULM Bat Hawk.

Dans le cadre de ces tests en ULM Bat Hawk, merci à Baptiste Bataille, Anthony Caere du Parc national des Virunga et Derek Macpherson pour leurs conseils.

Merci à Henri PEUCH de l’Aéroclub d’Abidjan, pour ses conseils judicieux et son aide précieuse.

À tous les acteurs dont les noms n’ont pu être cités et qui ont apporté leur précieuse aide à la réalisation de cet inventaire, nous adressons nos sincères remerciements.

Références bibliographiques

CITES-MIKE. (2020). Monitoring the Illegal Killing of Elephants: Aerial Survey Standards for the MIKE Programme. Version 3.0. Convention on International Trade in Endangered Species - Monitoring the Illegal Killing of Elephants Programme (CITES-MIKE), Nairobi, Kenya.

Delplanque, A., Linchant, J., Vincke, X., Lamprey, R., Théau, J., Vermeulen, C., Foucher, S., Ouattara, A., Kouadio, R., Lejeune, P., 2024. Will artificial intelligence revolutionize aerial surveys? A first large-scale semi-automated survey of African wildlife using oblique imagery and deep learning. Ecological Informatics Volume 82, September 2024, 102679 : Lien vers l'article

Lamprey, R., Ochanda, D., Brett, R., Tumwesigye, C., & Douglas-Hamilton, I. (2020). Cameras replace human observers in multi-species aerial counts in Murchison Falls, Uganda. Remote Sensing in Ecology and Conservation, 6(4), 529–545. https://doi.org/10.1002/rse2.154.

Lamprey, R., Pope, F., Ngene, S., Norton-Griffiths, M., Frederick, H., Okita-Ouma, B., & Douglas-Hamilton, I. (2020). Comparing an automated high-definition oblique camera system to rear-seat-observers in a wildlife survey in Tsavo, Kenya: Taking multi-species aerial counts to the next level. Biological Conservation, 241, 108243. https://doi.org/10.1016/j.biocon.2019.108243.